Athénaïs fut la première née de sa famille. Certes, ses parents auraient préféré un fils, mais ils étaient loin de s’en désespérer. Après tout, une fille produirait elle-même des fils à son tour un jour ou l’autre, pour poursuivre la lignée de grands guerriers qui la précédaient. Il s’agissait du tout premier enfant et sa mère était très jeune, elle avait pleinement le temps de produire des fils.
Et des fils elle eût par la suite. Mais les dieux ne furent pas cléments avec elle. Le premier, un an avant d’être arraché de son foyer pour devenir un homme, fut emporté par la maladie à l’âge de 6 ans à peine. Le second ne fut pas jugé suffisamment méritant par le conseil, et peu après sa naissance, fût abandonnée dans la nature pour mourir. Une créature eût-elle pitié de cet être sans défense ? Personne n’en sût jamais rien. Si le conseil ne l’avait jamais apte, alors c’est qu’il ne méritait pas de vivre. Le troisième enfin, causa sa perte. Elle mourut en couches, délivrant toutefois un enfant sain et dont l’existence fût approuvée par le conseil des sages. Ironie du sort ? Triste destin ? Les Moires sont impitoyables, mais cela ne doit pas empêcher les mortels de poursuivre leur existence.
Athénaïs avait alors 9 ans quand Agapénor vint au monde, et c’est pourtant elle qui dût se charger de l’éducation de son jeune frère pendant les sept années qui suivirent, jusqu’à ce que Sparte la libère de ce fardeau en l’emmenant pour son éducation militaire. Son père n’était devenu plus que l’ombre de lui-même suite à la perte de son épouse et de deux de ses héritiers. Ce n’était pas tant le lien filial rompu qui l’avait brisé que la certitude qu’il n’avait plus la faveur des dieux. Il avait été jusqu’à présent incapable de fournir des guerriers pour servir Sparte et voilà qu’il perdait désormais une épouse avant même qu’elle lui engendre un fils viable.
Un peu de son énergie lui revint lorsque son fils les quitta pour sa formation d’hoplite. Mais jamais il ne recouvrera entièrement sa flamme d’antan. Participant à la vie de la cité, il faisait bonne figure en public, mais dans sa vie privée, au sein de son foyer, il redevenait renfermé et vivait reclus. Il sortait un jour de son silence pour demander à sa fille de se marier. Elle venait tout juste d’avoir vingt ans et vivait encore seule.
Athénaïs accepta de céder à la requête de son père. Elle était belle et dans la fleur de l’âge, vigoureuse, et était parfaitement consciente qu’on se retournait sur son passage lorsqu’elle marchait dans la rue. Et pourtant, elle n’avait toujours pas trouvé celui qui lui convenait. Alors si son père lui proposait un époux, elle voulait bien lui faire confiance. Il fût un temps où lui-même avait été un grand guerrier, alors certainement qu’il saurait lui choisir le partenaire idéal.
Le mariage s’organisa en grandes pompes. Il s’agissait du fils d’un des grands dignitaires de la cité, membre du conseil des anciens. « Un beau jeune homme, une belle fortune, le parti idéal », lui avait dit son père. D’où lui venait un tel discours ? Elle n’aurait su le dire, mais on se trouvait là bien loin des valeurs qui avaient bercé son enfance et son existence jusque là. Elle ne vivait que par des principes d’honneur, de valeur au combat, de discipline et d’amour de Sparte. Or, il courait autour de lui les pires bruits.
Zénas faisait partie des quelques rescapés d’une bataille où les dieux avaient abandonné les fiers spartiates. Les augures avaient été mauvais, mais ils étaient tout de même partis au combat. Presque tous avaient glorieusement péri, à l’exception d’une poignée d’hommes. Parmi ceux-là, certains avaient été dégradés au rang de
tresantes, les tremblants. Condamnés à une existence misérable et au célibat, jusqu’à ce qu’ils lavent de nouveau leur honneur dans le sang de leurs ennemis. Et lui, parmi eux, avait pu garder son statut de citoyen et de guerrier intact, immaculé. Etait-ce cet argent dont il se targuait qui lui avait acheté sa vie au combat et son statut après ?
Si les bruits étaient vrais, Athénaïs refusait d’être unie à lui et de se laisser souiller par un homme loin d’être digne d’elle. Elle ne laisserait pas la disgrâce s’abattre sur son sang et sa lignée. Il était pourtant trop tard pour faire marche arrière sur ce mariage. Les festivités avaient été organisées, les libations faites aux dieux en prévision de cette union.
Il ne restait plus qu’une solution. La jeune femme se rendit au temple d’Athéna, déesse de la sagesse mais aussi déesse combattante. Elle seule saurait la comprendre. Aussi pria-t-elle longuement la déesse, lui demandant de lui donner une réponse, et sachant déjà ce qu’elle allait faire, la priant de ne pas la condamner pour son geste. Car c’était pour Sparte qu’elle faisait ça.
C’est ainsi qu’ils la trouvèrent, agenouillée devant la statue de la déesse. « Ils », c’étaient les hommes qui l’emmenaient pour l’enlèvement rituel qui précédait le mariage. Après quoi elle serait unie à son époux devant les dieux et, pendant que les hôtes et leurs convives profiteraient des festivités, on la préparerait, elle, à accueillir son époux dans leur chambre nuptiale.
Elle ne résista pas. A quoi cela aurait-il servi de toute façon ? C’étaient les traditions et elle n’avait rien contre l’idée de s’y plier. Le reste se passa comme dans un songe. Lorsqu’elle se retrouva face à Zénas, elle regarda droit à travers lui, contemplant le vide et le cosmos, continuant à appeler de toutes ses forces la déesse dont elle tirait son nom. Deux servantes l’emmenèrent jusqu’à sa chambre, déjà plongée dans la pénombre. On l’emmena jusqu’au bain, pour la laver et l’apprêter. La tradition voulait qu’on coupe les cheveux des femmes et qu’on les vêtît comme des hommes avant que n’arrive leur époux.
A la lueur de la seule bougie qui éclairait la pièce, elle vit ses boucles blondes tomber au sol sans un bruit. Son plan était prêt, il n’y avait pas d’autres alternatives. On l’habilla et l’emmena s’asseoir sur le lit, sans un mot. Puis une servante nettoya le sol et l’autre fit disparaître la bassine d’eau tiède.
- Laissez-moi, maintenant ! Toujours sans un mot, les deux ombres disparurent dans la nuit, soufflant au passage la flamme de la bougie allumée.
Désormais dans les ténèbres les plus complètes, les yeux d’Athénaïs commencèrent petit à petit à s’habituer à l’obscurité, lui permettant de distinguer des formes. Parmi ces formes, celle de la lame qui avait servi à couper sa belle crinière blonde, qui trônait là, sur le guéridon où la servante l’avait posé après avoir fini de s’en servir.
La jeune femme se leva et alla jusqu’au guéridon, où elle s’empara de l’objet de ses convoitises. Elle passa son doigt sur le fil de la lame. Une goutte de sang apparût au bout de son doigt qu’elle porta alors à ses lèvres. Elle revint s’asseoir sur le lit et attendit, plongée dans un état de transe.
Combien de temps s’écoula ainsi ? Des minutes ? Des heures ? Du bruit raisonna dans l’escalier de pierre qui menait à la chambre. L’époux s’était enfin éclipsé du banquet pour rejoindre sa bien-aimée….
Zénas pénétra dans la pièce. Son pas était hésitant, en partie à cause de tout ce vin qu’il avait bu, mais surtout à cause de l’obscurité. Il s’approcha doucement d’elle, incertain, comme s’il ne savait pas ce qu’il avait à faire. Ou qu’il en avait peur. Atteignant enfin sa promise, il la poussa sur le dos et s’allongea de tout son long sur elle. Son haleine puait l’alcool, et tout dans cet être la répugnait. S’emparant alors de la lame dans son dos, elle n’hésita pas une seule seconde. D’un geste prompt et précis, elle trancha la trachée et la carotide. Un air de surprise envahit les traits du jeune homme alors que le sang commençait à bouillonner à ses lèvres. Son corps sans vie s’effondra sur le lit nuptial, imbibant les draps de lien d’un sang qui ne serait jamais celui de la jeune mariée son mariage consommé. Il n’eût pas le temps de comprendre que déjà il avait atteint les portes de l’Enfer.
Sa tâche n’était pas encore terminée. La jeune femme se leva et se dirigea vers le grand coffre en bois qui se trouvait au pied du lit. Elle écarta les tissus précieux et les bibelots, et en extirpa une épée.
La tête de Zénas roula au milieu de la tablée de convives. Un silence complet s’abattit sur l’assemblée réunie, abasourdie. Au bout de quelques secondes s’éleva alors la voix de son père.
- Qu’as-tu fait, démente ?!Le père du garçon se leva et hurla au meurtre, et fût calmé par un de ses voisins de table. Athénaïs prit alors la parole.
- Si ça avait été un vrai guerrier, jamais une femme n’aurait pu avoir raison de lui. Je t’avais dit que j’acceptais de te laisser me trouver un époux. Je voulais un spartiate, tu m’as ramené un tresante. Une rumeur s’éleva dans la salle, tandis que poursuivait la blonde.
- Que sa mort fasse revenir l’honneur sur le nom de son père et les bons augures des dieux sur sa cité. *******
Ces faits s’étaient produits trois ans auparavant. Loin d’être condamnée pour son geste, Athénaïs en avait été gratifiée par les Pairs. Cela ferait-il effectivement revenir les bonnes grâces des dieux sur la cité ? Cela, ils ne le surent jamais, car entre temps les dieux furent déchus. Boutés hors de l’Olympe par les titans revenus au pouvoir. L’inimaginable s’était finalement produit.
Avant ce nouveau cataclysme, déjà, Athénaïs avait changé. Pur et intouchée, il était encore temps pour elle de se trouver un mari. Mais cette fois-ci, il n’était plus question de laisser quiconque le lui choisir. Elle seule était à même de se trouver l’époux qui lui conviendrait.
Plus encore, ce geste avait fait naître en elle un nouveau besoin, une nouvelle soif. Vêtue comme un homme et une arme à la main, elle avait eu le sentiment de servir Sparte comme n’importe lequel de ses guerriers. Sauf qu’elle était femme et que jamais ce droit ne lui serait accordé.
Voilà qui renforça son caractère et sa conviction qu’elle n’était pas née dans la bonne condition. Le destin n’avait pas voulu que ses frères parviennent à devenir des guerriers, peut-être était-ce pour qu’elle le devienne elle-même ? Toutefois, elle savait quels étaient ses devoirs, et elle serait fière, le jour venu d’engendrer à son tour des guerriers. Mais quelque chose en elle lui disait qu’elle aurait dû être un homme. Si un homme tel que lui avait été autorisé à vivre pour servir Sparte, alors pourquoi pas elle ? Elle valait dix fois Zénas.
Elle cherchait encore un moyen d’assouvir ce désir lorsque le chaos s’abattit sur la terre, et les préoccupations de la jeune femme évoluèrent. Il n’était maintenant plus uniquement question d’égo. Il s’agissait désormais de défendre sa propriété, sa maison, ses terres, et la poignée d’hilotes qui s’en occupaient. Elle était la seule héritière de ces biens. Son père, maintenant trop décrépi pour faire quoi que ce soit d’autre, passait ses journées assis sur un banc de pierre à l’ombre des oliviers.
Mais depuis la chute des dieux, il n’était plus besoin d’aller chercher la guerre ailleurs. Elle venait d’elle-même jusqu’aux portes de Sparte. Entre les mercenaires qui cherchaient à profiter de la situation en pillant les campagnes et ces cités mineures qui se prenaient soudainement à vouloir jouer dans la cour des grands en tentant de s’attaquer à plus gros qu’elles, les attaques étaient de plus en plus nombreuses sur les campagnes environnantes.
Au quotidien, il fallait défendre ses terres, et Athénais ne comptait pas attendre les hommes pour cela. Heureusement que les hoplites portaient des casques qui masquaient le visage.